Une enquête inédite

Pierre Mercklé, Sylvie Octobre, Christine Détrez et Nathalie Berthomier

Les loisirs sont une affaire sérieuse, comme en témoignent les résultats des enquêtes portant sur les pratiques culturelles. Néanmoins, sur le modèle de la plus célèbre d’entre elles, l’enquête sur les Pratiques culturelles des Français, celles-ci se sont majoritairement attachées aux pratiques des adultes (en réalité les plus de 15 ans), comme si les plus jeunes étaient implicitement considérés soit comme des héritiers ou des reproducteurs des pratiques parentales, soit comme des consommateurs passifs soumis à l’imposition médiatique. La culture des moins de 18 ans, une terra incognita  ? Pas vraiment : ces dernières années en effet, les travaux se sont multipliés (1). Leur rigueur scientifique permet d’éviter les écueils tant des discours alarmistes que des visions enchantées, qui ont, paradoxalement, comme point commun d’unifier une hypothétique « culture jeune ».

Dans ce paysage, l’apport de l’enquête L’Enfance des loisirs (2), présentée ici, est bien évidemment son ampleur. D’une part, en suivant près de 4 000 enfants de la fin du primaire à la fin du lycée, elle permet de saisir, dans leur complexité et leur variété, les logiques de constitutions et d’évolutions des pratiques et des goûts. De l’autre, elle appréhende un éventail de pratiques très large et les articule avec des questions portant sur les goûts (car la pratique ne dit rien du goût qui peut y être, ou non, investi), les représentations de soi – dans la famille et dans le groupe des copains –, les projections dans l’avenir ; bref, tous ces questionnements qui font des années de collège et de lycée des moments complexes de construction de soi. En voici les principaux résultats...

« Dis-moi quels sont tes loisirs, et je te dirai ton âge. » De la petite enfance à la grande adolescence, l’avancée en âge se caractérise par une réorganisation des agendas culturels, qui combine redéfinition des répertoires de loisirs et modification de leurs conditions d’exercice. Non seulement on ne fait pas la même chose à 11 ans et à 17 ans, mais on ne le fait pas non plus avec les mêmes personnes, ni au même moment… Pratiquer tel loisir, cesser tel autre, posséder ou pas tel objet culturel fonctionnent ainsi comme des marqueurs de l’âge, des signes adressés aux parents, aux copains, mais également à soi-même. L’enjeu est multiple : dire son âge et le faire reconnaître par autrui, mais également s’y reconnaître soi-même, souvent en apprenant à se démarquer de celui ou celle qu’on était enfant. Et le processus est progressif : il faut d’abord négocier l’autonomie vis-à-vis des parents, en adoptant les goûts et les pratiques des pairs, des copains et des copines, avant de pouvoir éventuellement s’en affranchir et se composer des pratiques et des préférences originales.

L’avancée en âge profite donc à certaines activités en même temps qu’elle favorise l’abandon de certaines autres. Télévision, lecture et jeux autres que vidéo figurent parmi ces pratiques déclinantes. Au contraire, musique et ordinateur apparaissent comme les activités emblématiques du passage à l’adolescence, sans qu’il soit possible, dans le cas de l’ordinateur, de distinguer effet d’âge et effet de génération, ces enfants ayant grandi avec la généralisation des équipements informatiques qui a marqué de manière accélérée les années 2000. Si toutes les activités se déprennent de la socialisation familiale pour s’insérer dans le cercle des amis, la conquête de l’autonomie se fait également par les sorties. À 17 ans, 90 % des grands adolescents sont allés au cinéma depuis le début de l’année scolaire (ce qui en fait leur sortie la plus fréquente) ; et si plus d’un tiers d’entre eux sont allés à un concert, ils se détournent en revanche des musées, des monuments et surtout des bibliothèques, dont la fréquentation était liée à la famille ou à l’école. Mais la description des intérêts communs ne doit pas occulter la multiplicité des appropriations individuelles, repérables aux nombres de livres, de chanteurs, de jeux, de sites cités dès que les adolescents sont interrogés sur leurs usages ou leurs préférences.

« Dis-moi qui tu es, je te dirai ce que tu fais. » Ces appropriations individuelles doivent à une multitude de facteurs, au sein desquels le genre et l’origine sociale jouent, de façon combinée, un rôle majeur. Si l’adolescence est une période qui peut paraître caractérisée par un desserrement des contraintes parentales et par une certaine plasticité des dispositions, elle n’est pas pour autant un marché franc, où seraient suspendues toutes les logiques de distinction. À l’exception de la télévision et de la lecture de livres, rares sont les activités quotidiennes qui distinguent aussi nettement les enfants selon leur origine sociale qu’elles ne le font quand il s’agit d’adultes, tandis que la polarisation sexuée des activités, des discussions, des décorations de la chambre, des valeurs estimées les plus importantes, témoigne en revanche de l’apprentissage en cours du masculin et du féminin. Le plus souvent, genre et origine sociale se conjuguent en des combinaisons variables, et c’est au degré bien plus fin des usages ou des préférences qu’il faut les observer, en matière d’écoute de musique, de radio, de lecture de magazines, comme d’usage de l’ordinateur. Ainsi, si l’usage le plus courant est la messagerie, des usages sexuellement différenciés apparaissent (jeux, chats et téléchargements pour les garçons versus pratiques artistiques pour les filles), l’origine sociale étant en revanche efficiente dans la diversification des usages.

Mais bien davantage qu’un relevé, année par année, de chaque activité, ce sont surtout les décalages dans les calendriers d’accession à telle pratique qui renseignent sur la construction de soi comme fille ou garçon, selon la place occupée dans l’espace social. Les filles devancent les garçons dans le renouvellement des pratiques, jusqu’à la fin du lycée, où s’affirment davantage les distinctions sociales : dans le jeu de transfert ou de traduction des capitaux, ce sont ainsi les filles de cadres qui semblent les mieux dotées, cumulant activités de leur âge et activités rentables sur le plan de la légitimité scolaire.

« Dis-moi ce que tu fais, je te dirai à qui tu ressembles. » Parents, fratrie, école, copains, médias, nombreuses sont les scènes de socialisation où évoluent les enfants, aux injonctions parfois contradictoires. À la transmission entendue de façon mécanique, comme passation d’un héritage des parents aux enfants, doit donc être substituée une vision tenant compte de la pluralité des instances et des modes de transmission, ainsi que des appropriations qu’en font les enfants. Pour mieux cerner la complexité de ce processus, il faut réinsérer les pratiques des enfants dans l’ensemble de leurs socialisations, en tenant compte également du temps long, obtenu par les questionnaires remplis par les parents sur leurs propres pratiques, leurs attentes envers les enfants, la place des loisirs et de la culture dans leurs représentations et leurs projets éducatifs, mais également la socialisation culturelle qu’eux-mêmes ont reçue lors de leur enfance. Ainsi, à la fin de l’enfance (11 ans), cinq climats familiaux peuvent être distingués, comme autant de formes de socialisation culturelle.

• L’« héritage incertain » : ce climat est celui de parents appartenant aux classes moyennes, plutôt bien équipés, caractérisés par de fortes consommations culturelles, et par une conception de la transmission culturelle comme projet éducatif, qui peut parfois déboucher sur des négociations et des conflits avec les enfants.

• La « filiation » : elle est la marque de familles des classes urbaines favorisées, caractérisées par l’individualisation des équipements, par des consommations culturelles elles aussi élevées, en particulier en matière de livres, d’activités artistiques, de sorties culturelles… La transmission y est un projet explicite, mais elle repose plutôt sur un modèle relationnel de partage des activités.

• L’« espace marginal » est celui dans lequel sont tenus les loisirs par cette troisième catégorie de familles, plutôt populaires et peu diplômées : le répertoire culturel y est restreint et principalement centré autour de la télévision.

• La « conquête à transmettre » est la conception de la culture développée dans les familles en ascension scolaire, bénéficiaires de la « méritocratie culturelle » : la culture n’a pas été pour eux un héritage, mais plutôt le résultat d’une accumulation qu’il s’agit, avec le soutien de l’école, de transmettre à la génération suivante.

• Le dernier groupe voit dans la culture un « espace problématique », dans lequel les loisirs sont plutôt conçus comme des occasions de détente, sans mobilisation des discours habituels sur l’accomplissement individuel ou la rentabilité scolaire. La télévision y joue un rôle central comme dans le climat de l’« espace marginal », mais les pratiques et les sorties y sont un peu plus fréquentes, souvent à l’initiative de mères en ascension scolaire.

Pour autant, les influences des climats familiaux sont loin d’être exclusives : l’école joue un rôle de démocratisation culturelle en matière de fréquentation des musées, des monuments ou des bibliothèques, en particulier auprès des enfants issus de familles peu impliquées dans la culture, même si cet effet résiste difficilement à l’avancée en âge, quand les modèles des copains prennent le pas sur ceux de l’enfance. Et de fait, l’influence des pairs se fait de plus en plus pressante, dès le milieu de l’adolescence, la logique d’affiliation au groupe concurrençant de plus en plus explicitement celle de filiation à la famille, qu’elle soit parentale ou inscrite dans la fratrie. Mais ici encore, et venant décevoir toute tentation de réduction à des schémas, les influences du climat familial, de l’école, des pairs et de la fratrie varient selon les combinaisons. Prenons un exemple : 27 % des enfants bénéficiant d’un climat familial de « filiation » figurent parmi les plus forts consommateurs de culture, tandis que cette proportion est de 23 % pour les enfants issus du climat « héritage incertain ». Mais si les premiers sont insérés dans un réseau de socialisation juvénile très faible (qu’il s’agisse du groupe de copains ou de la fratrie), alors la proportion de forts consommateurs culturels y tombe à 21 %… De même, si les enfants issus du climat de « l’héritage incertain » sont insérés dans un réseau juvénile étendu, ou s’ils sont bons élèves et bénéficient d’une socialisation scolaire forte, alors leurs chances de figurer dans le groupe des forts consommateurs culturels passent respectivement à 36 % et 31 %.

« Dis-moi ce que tu fais, je te dirai ce que tu feras. » Si ce temps d’arrêt à 11 ans a permis d’appréhender les combinaisons, appropriations et recompositions à la fin de l’enfance, quels vont être, à partir de cette généalogie de leurs pratiques, les parcours individuels des enfants, de 11 à 17 ans ? Les trajectoires culturelles des enfants de la fin de l’école primaire au lycée sont alors considérées non plus comme une succession de positions moyennes, mais comme une succession de positions individuelles, reconstruites pour chaque enfant. Quelles sont les trajectoires culturelles majoritaires ou minoritaires ? Quels sont les facteurs qui président à leur élaboration ?

Si les trajectoires ne sont pas rigides et si la position d’origine n’interdit pas des variations, les comportements ne sont ni erratiques ni équiprobables. Cinq catégories principales de trajectoires culturelles, toutes activités confondues, émergent.

• Une trajectoire « très favorable », cumule loisirs sous toutes ses formes et témoigne d’un investissement précoce, important et durable (16 % des enfants, surtout des filles, issus de familles de milieu favorisé dotées en capitaux culturels).

• Une trajectoire « favorable », marquée par un investissement polymorphe malgré la baisse de la lecture (groupe rassemblant 27 % des enfants, plutôt féminin, composé de bons élèves issus de milieu favorisé et intermédiaire).

• Une trajectoire « intermédiaire », marquée par un investissement durablement modéré, exception faite pour la télévision (27 % des enfants, dont la majorité de garçons, et issus le plus souvent de parents titulaires d’un CAP et employés).

• Une trajectoire « défavorable », marquée par les retraits et abandons (21 % des enfants, dont la majorité de garçons, et davantage de fils d’ouvriers que dans la moyenne).

• Une trajectoire « très défavorable », marquée par l’absence de loisirs et pratiques culturelles (9 % des enfants, ce groupe étant le plus masculin, davantage issus de parents et de grands-parents non diplômés, ouvriers ou inactifs).

Le recours aux portraits qui émaillent notre enquête ainsi que le retour aux caractéristiques de chacun permettent d’enrichir ces typologies, mais également de les compléter par leurs exceptions, et d’en nuancer ainsi les aspects déterministes et systématiques, en restituant la plasticité du social et du vivant. Que dire de ces filles qui cumulent tous les « avantages » favorisant une consommation culturelle forte, et qui n’en font pourtant rien ? Ou, à l’inverse, que dire de certains des garçons qui, cumulant au contraire les « handicaps », n’en sont pas moins fortement investis dans la culture ?

Ainsi, si des tendances majoritaires se dégagent, elles n’érodent en rien la multiplicité et la possibilité de trajectoires marginales, où peut intervenir telle rencontre marquante, telle conséquence de recomposition familiale complexe, telle découverte artistique ou sportive ou encore tel refus d’hériter… Marginales statistiquement, elles n’en sont ainsi que plus significatives sur le plan des dynamiques individuelles car elles viennent changer le cours du probable pour faire advenir le réel.

 

NOTES

(1) Nombre d’entre eux ont été présentés lors du colloque international « Enfance et cultures : sous le regard des sciences sociales », organisé conjointement par le Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication et le comité de recherche Sociologie de l’enfance de l’Association internationale des sociologues de langue française, qui s’est tenu à Paris du 15 au17 décembre 2010 (www.enfanceetcultures.culture.gouv.fr).
(2) Pierre Mercklé, Sylvie Octobre, Christine Détrez et Nathalie Berthomier, L’Enfance des loisirs. Trajectoires communes et parcours individuels à la grande adolescence, La Documentation française, 2010.

 

 

Les loisirs au qotidien 

 

 

Quatre univers culturels 

Ce graphique croise le niveau moyen de pratique avec le niveau moyen d’attachement à chaque activité.

Chaque âge définit des univers culturels bien spécifiques.

• À 11 ans, à l’entrée au collège, les activités sont centrées sur la télévision, le sport, l’écoute musicale et la lecture. 30 % des jeunes de 11 ans lisent un livre tous les jours, 16 % des garçons et 13 % des filles utilisent un ordinateur tous les jours.
• À 13 ans, la lecture s’éloigne de la sphère principale des activités, remplacée par l’écoute de la radio, l’ordinateur et les jeux vidéo.
• À 15 ans, l’univers multimédiatique et interactif domine nettement, associant télévision, radio, ordinateur. C’est l’âge aussi où tous les jeunes sont dotés de téléphones portables.
• À 17 ans, la télévision est sortie de la sphère des activités auxquelles on est le plus attaché. Écoute musicale et multiusage de l’ordinateur sont emblématiques des années lycée. À cet âge, ils ne sont plus que 9 % à lire un livre tous les jours. 71 % des garçons et 66 % des filles utilisent l’ordinateur quotidiennement.

Source : DEPS, ministère de la Culture et de la Communication, 2010.


Pierre Mercklé, Sylvie Octobre, Christine Détrez et Nathalie Berthomier


Pierre Mercklé et Christine Détrez (tous deux sociologues), Sylvie Octobre et Nathalie Berthomier (Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication) sont les auteurs de l’enquête L’Enfance des loisirs. Trajectoires communes et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence, La Documentation française, 2010.