Jeux dangereux

Jean-François Marmion

Rouer de coups un copain pris au hasard, demander à se faire étrangler, 
traverser la voie devant le TGV… De telles pratiques désarçonnent 
les adultes. Mais doit-on encore parler de jeux ?

Dans Astérix en Hispanie, le jeune Pépé, ombrageux fils du chef Soupalognon y Crouton, emploie une stratégie imparable pour obtenir ce qu’il désire : bloquer sa respiration le plus longtemps possible, jusqu’à ce que sa figure écarlate fasse paniquer les adultes. Certains enfants d’aujourd’hui adoptent le même comportement, sauf que ce n’est pas pour se faire obéir, mais pour rire et se défier… et qu’ils se retrouvent parfois dans le coma.

 

Asphyxie ou agression

Ce « jeu de la tomate » figure parmi de nombreuses pratiques dangereuses en vigueur dans les cours de récréation, le plus loin possible de l’attention des adultes. Très nombreuses même, puisque la psychologue Hélène Romano, de la Cellule d’urgence médicopsychologique du Samu du Val-de-Marne, en aurait répertorié 300. Leurs différences sont souvent ténues, au point que ces divers jeux sont classés dans deux catégories principales, centrées sur l’asphyxie ou l’agression.

Les jeux d’asphyxie, comme leur nom l’indique, consistent à s’étouffer, à se laisser étrangler, ou à étrangler un camarade. « Trente secondes de bonheur », « rêve indien », « jeu du cosmos »… Strangulation et/ou pression thoracique ont pour but d’apprécier des sensations inhabituelles, parfois hallucinatoires ou, mieux encore, brièvement extatiques. Le jeu du foulard est le plus connu, mais un lacet ou des mains nues font aussi bien l’affaire. En principe, il faut s’arrêter au bord de l’évanouissement. Or l’entreprise est délicate… Les enfants pratiquant ces jeux le font majoritairement de manière occasionnelle, par curiosité ou pour faire comme les autres, sur le mode du « t’es pas cap », sans perception réelle du danger. Quelques-uns s’y adonnent avec plus de régularité : la question, non tranchée, se pose alors de savoir si la particularité des sensations générées par l’asphyxie, avec au premier chef le très fugace paroxysme de bien-être, ne pourrait pas créer une forme de dépendance. Dans les cas les plus rares mais les plus préoccupants, c’est plusieurs fois par jour, dans le secret total, que certains adolescents dépressifs et très fragiles flirtent ainsi, seuls, avec la mort.

Les jeux d’agression, eux, sont des sévices dont les quelques variantes ne remettent pas en cause l’objectif principal : passer à tabac. Avec la canette par exemple, un enfant désigné par le groupe est jeté à terre, battu comme plâtre et agoni d’insultes, jusqu’à ce qu’il parvienne à toucher un obstacle en roulant sur lui-même. Le vainqueur est celui qui l’a atteint le dernier. Dans le jeu de la couleur, l’enfant qui porte le plus de vêtements d’une couleur choisie le matin est frappé et humilié toute la journée. Quant à celui qui ignore la capitale du Liban, il est frappé à l’entrejambe : c’est le jeu de Beyrouth. D’autres pratiques encore portent des noms très évocateurs comme la tatane, la « gardav » (pour garde à vue), le bouc émissaire… Rien à voir avec de banales bagarres. Ici, pas de colère, de rivalité, de réplique à des insultes, mais des violences de groupe, gratuites. Même si la frontière est parfois incertaine, le phénomène est à distinguer du school bullying (ou harcèlement, brimades…), où le même élève se voit brutalisé au long cours, de façon rituelle. Dans un autre genre, citons le happy slapping, une agression physique, par surprise, filmée et propagée illico sur Internet, passible depuis 2007 de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.

Tous n’exercent pas la violence au même titre : certains enfants sont plutôt des agresseurs actifs, c’est-à-dire qu’ils prennent l’initiative du jeu en exhortant leurs camarades à participer, tandis que d’autres sont des agresseurs passifs, qui se laissent entraîner. Les rôles d’agresseurs et victimes, du reste, ne sont pas fixes : contrairement au bullying, chacun peut se retrouver, à tout moment, désigné comme cible par le hasard. Enfin, de nombreux enfants ne semblent généralement éprouver ni culpabilité ni empathie pour l’agressé, qui souvent ne demande pas grâce. S’il n’avoue pas qu’il a mal, expliquent-ils, pourquoi se priver ?

Outre les jeux d’asphyxie et d’agression, Hélène Romano évoque une troisième catégorie, concernant les plus âgés : celle des jeux de mort, où la conscience du danger, cette fois bien réelle, est motivante. La décharge d’adrénaline est garantie quand il s’agit de s’engager en scooter à vive allure dans un sens interdit, ou de jouer au toréador en traversant une voie ferrée juste avant le passage du métro, voire du TGV. On pourrait parler aussi des quelques jeunes gens inspirés par les cascadeurs des émissions américaines à la Jackass, Dirty Sanchez et consorts, et qui, pour imiter leurs idoles, se clouent des planches dans les fesses, se coincent le sexe dans une tapette à souris, se jettent par la fenêtre pour atterrir dans un arbre, ou plongent dans une piscine sans eau… Quelques-uns en sont morts.

 

Des jeux très répandus

Que peut-on dire sur les adeptes de ces jeux ? Que d’après de récentes études américaines et canadiennes, il s’agit souvent, mais pas toujours, de garçons, dont la moyenne d’âge est de 13 ans. Et quoi d’autre ?

Qu’il s’agit là d’adolescents chamboulés par des montées d’hormones, submergés par leur impulsivité, leur soif de sensations fortes et d’anticonformisme ? L’explication ne tient guère, puisque l’on trouve des exemples de jeux dangereux dès l’entrée en école primaire, et que des adultes ne dédaignent pas, à l’occasion, s’engager eux aussi, sciemment, sur le périphérique à contresens. Peut-on dire, alors, que sont seuls concernés des enfants défavorisés, fragiles, marqués par une cellule familiale disloquée ou un environnement violent en cité ? Non plus : ces jeux sont pratiqués dans toutes sortes d’écoles, toutes sortes de milieux… Du moins, c’est ce qu’il semble, car les données manquent encore cruellement : les premières études datent du milieu des années 2000 et donnent des statistiques disparates, les jeux d’agression se trouvant noyés dans la catégorie plus générale des violences physiques, et l’issue dramatique du jeu du foulard passant souvent, à tort, comme un suicide.

Les jeux dangereux représentent un phénomène d’autant plus préoccupant que les séquelles possibles sont nombreuses : phobie scolaire (de peur d’être une victime, ou parfois de devoir participer à la curée), dévalorisation de soi, dépression, troubles du sommeil, entre autres, pour les jeux d’agression. Épilepsie, troubles neurologiques et moteurs, coma, et bien sûr décès, pour les jeux d’asphyxie et de mort. La prévention s’annonce aussi urgente que complexe, car comme la consommation d’alcool, tabac ou cigarettes, ou encore la conduite dangereuse, elle fonctionne surtout pour les adeptes occasionnels, ou ceux qui n’ont jamais essayé… mais galvanise plutôt les autres, enchantés par la transgression. Il apparaît tout aussi nécessaire d’éduquer les adultes, parents ou enseignants, non seulement pour les inciter à la vigilance, mais pour leur faire mesurer la gravité du problème. Pour H. Romano, mieux vaudrait parler de « pratiques » dangereuses plutôt que de jeux. Rosser un innocent en groupe ou s’étrangler à tour de rôle sont en effet des activités stériles ne faisant intervenir aucun imaginaire, ne débouchant sur aucun apprentissage : ces « jeux »-là ne seront décidément jamais des loisirs comme les autres.

 

A CONSULTER

Jeux du foulard et autres jeux d’évanouissement. Pratiques, conséquences et prévention 
Françoise Cochet (coord.), L’Harmattan, 2010.
Jeux dangereux. 
Quand l’enfant prend des risques 
Marie-France Le Heuzey, Odile Jacob, 2009.
• « Conduites dangereuses 
et “jeux” dangereux à l’école 
Hélène Romano, La Psychiatrie de l’enfant, 
vol. LII, n° 1, 2009.
www.jeudufoulard.com 
Site de l’APEAS (Association de parents d’enfants accidentés par strangulation).
www.jeuxdangereux.fr 
Site de l’association SOS Benjamin.